La cession d’un élément du patrimoine d’une collectivité publique à une personne privée pour un prix inférieur à sa valeur est possible sous deux conditions : la cession doit être justifiée par un motif d’intérêt général, et la cession doit comporter des contreparties suffisantes pour justifier la différence de prix de vente et la valeur du bien cédé.
Arrêt du 14 octobre 2015 n°375577
Résumé :
La cession d’un élément du patrimoine d’une collectivité publique à une personne privée pour un prix inférieur à sa valeur est possible sous deux conditions :
- La cession doit être justifiée par un motif d’intérêt général,
- La cession doit comporter des contreparties suffisantes pour justifier la différence de prix de vente et la valeur du bien cédé.
Le relogement de gens du voyage dans des conditions décentes est un motif d’intérêt général.
Les avantages en matière d’hygiène et de sécurité publiques, la possibilité d’économiser le coût d’aménagement d’une aire d’accueil pour les gens du voyage et les coûts d’entretien de terrains irrégulièrement occupés sont à prendre en compte au titre des contreparties justifiant la différence entre le prix de vente et la valeur du bien cédé.
Cette décision surprend en ce qu’elle vient en contradiction avec le courant majoritaire retenant l’illégalité de ventes ou d’échange au rabais en deçà de l’évaluation de France Domaine et exigeant des engagements souscrits par le bénéficiaire, à tout le moins des contreparties tangibles et quantifiables (Cf. pour un exemple récent CE 2 juillet 2014 n° 366150).
Elle s’inscrit dans la lignée d’une jurisprudence isolée mais remarquée et largement commentée du Conseil d’Etat du 25 novembre 2009 « Commune de MER » retenant que la possibilité de permettre à des associations de mener dans le cadre de leurs statuts leur projet et de disposer d’un lieu de réunion adapté à la réalisation de ceux-ci, constituent des contreparties suffisantes justifiant la cession du bien à l’association à un prix inférieur à sa valeur.
(Cf. n° 310208 , AJDA 2255 obs. S BRONDEL AJDA 2010 51 Ph YOLKA : « Sur un Lazare contentieux : l’arrêté Commune de Fougerolles » ; RDI 2010. 212Un droit qui s’aliène ? Les cessions immobilières au rabais de la commune de Mer – David Fonseca)
Cet arrêt témoigne d’une volonté de prendre en compte le logement des gens du voyage en corrélant en apparence cette problématique au mécanisme existant qu’est le schéma d’accueil départemental d’accueil des gens du voyage.
Elle pose, en outre, la question de savoir si les collectivités locales peuvent utiliser leur patrimoine comme un outil de gestion des occupations illicites par les gens du voyages de terrains communaux, problème récurrent tant devant les juridictions administratives que judicaires.
Confronté au principe d’interdiction de libéralités publiques, l’objectif social « d’accession à un logement décent » est susceptible de l’emporter, bien qu’au cas d’espèce, les circonstances fort succinctes rapportées ne permettent pas de déterminer si la cession au rabais consentie et ses conditions y concourent effectivement.
Les faits
Par une délibération du 9 décembre 2011, la commune de Châtillon sur Seine (Côte-d’Or) a autorisé la vente de parcelles d’un lotissement dont elle est propriétaire à des gens du voyage installés sur ses terrains dans des conditions précaires, afin de permettre leur relogement.
Il avait été convenu un prix de vente à hauteur de 5 € HT m², le service des domaines ayant pour sa part estimé la valeur vénale à 30 € HT m².
Les stipulations du cahier des charges de la cession prévoyaient en outre que les acquéreurs ne pourraient revendre les parcelles qu’au prix d’achat initial du terrain majoré du coût des constructions édifiées pendant un délai de dix ans, dispositif de de nature à décourager au moins temporairement toute volonté de spéculation immobilière de la part des acquéreurs.
Il ne ressort de l’exposé des faits repris dans l’arrêt aucune autre condition particulière mis à la charge des bénéficiaires de la cession.
La procédure
Par un jugement en date du 5 mars 2013 le Tribunal Administratif de Dijon a annulé la délibération autorisant une telle cession, annulation confirmée en appel par la Cour Administrative d’Appel de Lyon par arrêt du 19 décembre 2013. La Commune se pourvoit en cassation.
Le Conseil d’Etat après avoir rappelé son arrêt de principe en la matière (cf. CE 3 novembre 1997 commune de Fougerolles n° 169473 AJDA 1997 n° 1010) vient préciser ce qu’il faut entendre par « contrepartie suffisante » à savoir« les avantages, qu’eu égard à l’ensemble des intérêts publics la collectivité cédante à la charge » la cession « est susceptible de lui procurer ».
Le nouveau considérant de principe livre une grille d’analyse au juge du fond pour apprécier les contreparties en ces termes :
Il appartient [au juge] d’identifier, au vu des éléments qui lui sont fournis, les contreparties que comporte la cession, c’est-à-dire les avantages que, eu égard à l’ensemble des intérêts publics dont la collectivité cédante a la charge, elle est susceptible de lui procurer, et de s’assurer, en tenant compte de la nature des contreparties et, le cas échéant, des obligations mises à la charge des cessionnaires, de leur effectivité ; qu’il doit, enfin, par une appréciation souveraine, estimer si ces contreparties sont suffisantes pour justifier la différence entre le prix de vente et la valeur du bien cédé ;
Le Conseil d’Etat relève ensuite qu’il devait être tenu compte au rang des contreparties potentielles invoqué par la Commune :
1- des avantages en matière d’hygiène et de sécurité publiques,
2- la possibilité d’économiser le coût d’aménagement d’une aire d’accueil pour les gens du voyage,
3- la possibilité d’économiser les coûts d’entretien de terrains irrégulièrement occupés.
L’analyse
Ces trois possibilités pour le moins théoriques tirées de la « formule élastique »[1] de contreparties suffisantes, source d’une certaine insécurité juridique, sont sujettes à critique.
La Conseil d’Etat a toutefois pu vouloir mettre en avant une formulation de principe et lister les avantages potentiels en cas de cession au rabais d’un terrain dans un objectif de logement de gens du voyage.
1- Au préalable, il doit être relevé qu’aucune précision dans l’arrêt ne permet d’expliquer les raisons pour lesquelles la seule cession du terrain occupé sans titre (et non d’un logement) permettrait de procurer un logement décent aux gens du voyage qui l’occupent dans des conditions précaires.
Surtout rien ne permet de déterminer, dans les faits d’espèce succinctement relatés, les avantages en matière d’hygiène et de sécurité publiques, qui sont susceptibles d’être procurés à la Commune par la cession au rabais.
L’on voit donc difficilement, sauf stipulations spécifiques du cahier des charges de la vente en quoi la cession à des occupants sans titre d’un terrain privé de la commune est de nature à procurer des avantages en matière d’hygiène et de sécurité.
Le Conseil d’Etat relève dans son premier considérant que la vente de parcelles concerne précisément les parcelles occupées par des gens du voyage à ces mêmes occupants.
L’opération de cession permet donc incidemment de régulariser une occupation illicite et à la Collectivité d’économiser le coût d’une procédure d’expulsion et de remise en état du terrain. Les avantages ainsi procurés ne relèvent pas de l’hygiène et de la sécurité.
L’hypothèse la plus probable suivante peut être émise : la cession de terrains constructibles aux occupants- acquéreurs leur permettra d’édifier leur logement et/ou d’aménager leur terrain avec une desserte complète remédiant aux conditions précaires de leur occupation. Comme dans l’arrêt précité « Commune de Mer », la contrepartie de la cession au rabais « réside dans les avantages qu’en tire son bénéficiaire » selon les termes de P. YOLKA, mais reste à la seule discrétion des acquéreurs, hors stipulations contractuelles spécifiées dans le cahier des charges de cession.
2- Si la volonté affichée est permettre aux Communes que puisse être prise en compte la cession au rabais d’un terrain communal à des gens du voyage au titre de ses obligations lui incombant en matière d’accueil des gens du voyages, cette possibilité apparaît difficilement réalisable en pratique en considération de la définition même des aires d’accueil des gens du voyage et des objectifs de la loi du 5 juillet 2000.
Il convient de rappeler que la loi du 5 juillet 2000 n° 2000-614 relative à l’accueil et à l’habitat des gens du voyage, met à la charge des communes l’obligation de participer à l’accueil des gens du voyage par la mise à disposition d’une ou plusieurs aires d’accueil aménagée et entretenue sur son territoire. (Cf. Articles 1 et 2 de la loi du 5 juillet 2000). La loi n’impose donc pas aux Communes de participer au logement ou relogement dans des conditions décentes des gens du voyage mais de mettre à leur disposition des aires d’accueil en adéquation avec leur mode de vie itinérant.
Ce dispositif implique que la commune ou l’établissement intercommunal à qui elle a transféré la compétence ait la maitrise foncière d’une ou plusieurs aires d’accueil, mis à disposition des gens du voyage, dont elle assure la gestion et l’entretien.
Elle peut, toutefois en confier la gestion à une personne publique ou privée par convention.
Ainsi par définition une aire d’accueil pour les gens du voyage se distingue d’un terrain désormais privé occupé par des gens du voyage sédentarisés.
A ce titre, la circulaire UHC/IUH1/26 n° 2003-76 du 17 décembre 2003 relative aux terrains familiaux permettant l’installation des caravanes constituant l’habitat permanent de leurs utilisateurs indique:
La loi n° 2000-614 du 5 juillet 2000 relative à l’accueil et à l’habitat des gens du voyage a introduit, par son article 8, un article L. 443-3 dans le code de l’urbanisme.
Cet article qui s’est appliqué immédiatement, prévoit que dans les zones constructibles, des terrains bâtis ou non bâtis peuvent être aménagés afin de permettre l’installation de caravanes constituant l’habitat permanent de leurs utilisateurs. L’autorisation d’aménagement est délivrée dans les formes, conditions et délais définis par l’article R. 443-7-1 du code de l’urbanisme. Ces terrains dits familiaux se distinguent des aires d’accueil collectives aménagées définies à l’article 2 de la loi du 5 juillet précitée, lesquelles sont réalisées par ou pour le compte d’une collectivité publique pour l’accueil des gens du voyage itinérants. Les terrains familiaux, contrairement aux aires d’accueil, ne sont pas assimilables à des équipements publics. Ils correspondent à un habitat privé qui peut être locatif ou en pleine propriété. Réalisés à l’initiative de personnes physiques ou de personnes morales publiques ou privées, ces terrains familiaux constituent des opérations d’aménagement à caractère privé.
Ainsi, le terrain cédé correspondant à un habitat privé en pleine propriété ne peut nullement être qualifié en une aire d’accueil des gens du voyage au sens de la loi n° 2000-614 et ne peut être comptabilisé à l’actif de la commune comme lui permettant de satisfaire à ses obligations telles que prévues à l’article 2 de la loi 2000-614 en matière d’accueil des gens du voyage et d’économiser les coûts d’aménagement d’une aire d’accueil des gens du voyages.
3- Enfin au titre des contreparties, peut être prise en compte la possibilité d’économiser les « coûts d’entretien des terrains irrégulièrement occupés ».
En effet, la commune n’étant plus propriétaire, elle n’a désormais plus à assurer son entretien courant, les occupants seuls propriétaires sont responsables de l’état de leur terrain et des éventuels troubles occasionnés. Ils sont désormais libre d’établir ou non dans le respect du droit de l’urbanisme leur logement.
La cession permet donc à la Commune de régulariser une occupation illicite et d’économiser le coût d’une procédure d’expulsion et de remise en état du terrain.
Une telle motivation pourrait être interprétée comme incitant indirectement à une occupation illicite de terrains communaux.
Il s’agit, en l’état, cependant, de la seule contrepartie véritablement quantifiable.
* * *
Le Conseil d’Etat, après avoir cassé l’arrêt pour erreur de droit, renvoie l’affaire au fond devant la Cour administrative d’appel.
Il ne se prononce pas au fond sur la légalité de la cession précisant qu’il relève de l’appréciation souveraine des juges du fond de déterminer si les contreparties identifiables sont suffisantes.
Il appartiendra au juge du fond en reprenant la grille de lecture dégagée par le Conseil d’Etat de s’assurer de l’effectivitédes contreparties identifiées et d’apprécier leur caractère suffisant en comparaison de la libéralité consentie.
Affaire à suivre….
Références
AJDA 2015 p1951 « Cession d’un bien public au rabais : comment évaluer les contreparties ? »JM PASTOR
AJDA 2013 p 1726 « Les ventes au rabais des immeubles des collectivités territoriales » Carolin BRAUD
RDI 2010 P212 Un droit qui s’aliène ? Les cessions immobilières au rabais de la Commune de Mer CE 25 novembre 2009 Commune de Mer req n° 310208 David FONSECA
AJDA 2010 p51 Sur un Lazare contentieux : l’arrêt Commune de Fougerolles – Philippe Yolka – AJDA 2010. 51
AJDA 2009 2255, obs S. BRONDREL
[1] Expression reprise du Professeur Ph. YOLKA dans son article « Sur un Lazare contentieux : « l’arrêt Commune de Fougerolles » AJDA 2010 p51
Cet article n’engage que son auteur.
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